15 juillet 2019

Damien Poisblaud – Des neumes au geste vocal

Conférence donnée dans le cadre du séminaire du Centre d’Études Médiévales de Montpellier (CEMM, EA 4583), Université Paul-Valéry Montpellier 3, le 20 octobre 2016.

Introduction

Je remercie Gisèle Clément de m’avoir invité à partager avec vous ces quelques instants de réflexion. Le sujet qui nous occupe aujourd’hui, me mobilise personnellement depuis plus d’une trentaine d’années…

J’ai commencé à m’intéresser à la restauration du grégorien en 1982, lorsqu’un ami qui avait vécu en Inde m’a fait remarquer que les musiciens occidentaux jouaient faux à cause du tempérament égal et qu’ils ne savaient plus interpréter le chant grégorien d’après les sources anciennes.

Je ne connaissais alors le grégorien qu’à travers les livres liturgiques modernes en notation carrée, et l’interprétation qui m’en était recommandée était issue de la méthode solesmienne. Au contact des manuscrits anciens, il m’est apparu aussitôt que quelque chose d’important de ce chant avait en effet été perdu. La richesse et la précision de ces notations me laissait deviner un chant infiniment plus subtil et contrasté que celui auquel j’avais été habitué. Comment était-il possible que soit indiquée aussi clairement une telle diversité d’ornements et autres tremblements de la voix si c’était pour ne donner lieu qu’à des notes glissées, lisses et sans relief ? Comment autant d’indications rythmiques si précises devaient-elles finalement ne se réduire qu’à de vagues nuances à peine audibles, devant se fondre dans un flux mélodique totalement uniforme et monochrome ? Manifestement, la neumatique primitive laissait présager un chant autrement contrasté et à n’en pas douter, il avait été chanté bien différemment autrefois. Mais à quoi ressemblait-il alors ce chant ?

Méthode d’approche

En plus de son intérêt archéologique, il était évident que cette notation musicale portait avec elle un secret dont une partie restait à découvrir : apparemment, on pouvait bien savoir la signification de chaque neume sans pour autant en retrouver la clef sonore.

Ce qui personnellement m’a mis sur la voie d’une restauration vivante, ce fut d’abord la question obsédante qui se posait à moi chaque fois que je me trouvais face à un manuscrit que je savais avoir été utilisé par les chantres de jadis : quels sons pouvaient bien se cacher sous ces traits d’encre ? Qu’avait pu entendre le copiste pour les écrire ? De ces manuscrits devait jaillir un authentique chant, et pas seulement une succession de notes ! Les tentatives de reconstitution du chant grégorien dont je disposais alors me paraissaient toutes plus ou moins embarrassées par les neumes ou manquaient franchement de pertinence face à la fonction liturgique du chant grégorien. Les libertés que les chanteurs devaient prendre face aux manuscrits pour maintenir une certaine cohérence dans leur chant laissaient penser en outre que quelque chose manquait pour arriver à un vrai chant tel qu’on peut en rencontrer là où la pratique s’est transmise oralement depuis des siècles. A l’inverse, lorsque j’entendais des chants traditionnels, je me demandais si aucun système d’écriture avait jamais pu rendre compte de la complexité et de la subtilité des inflexions de la voix.

D’instinct, je me suis tourné vers les musiques traditionnelles du bassin méditerranéen que je savais avoir été proches du chant grégorien avant qu’il ne soit écrit. En tout premier lieu, j’ai pensé bien sûr au chant byzantin, chant de la liturgie grecque. Il me semblait que je trouverais là le modèle qui pourrait redonner vie à nos neumes grégoriens. Puisque le chant grégorien était lui aussi né en terre chrétienne puis s’était transmis, comme lui, oralement pendant des siècles, puisant aux mêmes sources, reposant sur des présupposés théologiques et cosmologiques communs, et remplissant une même fonction au sein de la liturgie, il devait naturellement lui ressembler.

Pourtant, j’ai compris peu à peu qu’il était impossible de calquer le grégorien sur son frère byzantin. En dépit de similitudes indéniables, tout plagiat systématique se montrait réducteur et imposait de prendre des libertés qui me paraissaient manquer de rigueur par rapport aux sources manuscrites grégoriennes. Le chant grégorien avait manifestement son style propre, tout en étant un chant de type traditionnel.

La confrontation avec le chant byzantin, bien que sans aucun doute nécessaire, n’était donc pas suffisante pour saisir le chant grégorien dans sa sonorité propre.

Les tout premiers manuscrits semblaient une source incontournable car on se trouvait là à la source de l’écriture, au moment où le son se transforme en signe graphique, dans la plume d’un copiste. Pour moi, ce premier jet devait forcément ressembler à une impression spontanée face à un geste vivant.

Pour retrouver le son, il « suffisait » donc en quelque sorte de remonter le long du bras du copiste, aller de sa plume à son oreille. Mais que l’on parte du copiste ou que l’on parte du chantre, le problème restait entier : comment consigner un son sur le papier ou comment entendre le son qui a donné naissance à cette écriture ?

Il me paraît évident que les signes musicaux rencontrés dans les sources du Xe siècle obéissent à un principe de raison suffisante. Si un signe est écrit, c’est qu’il correspond à quelque chose, à un événement sonore repérable et repéré par le copiste. Cela peut paraître évident, mais je préfère le souligner car il n’est pas rare de rencontrer des grégorianistes qui estiment fantaisistes ou plus ou moins gratuites certaines mentions, certaines lettres additionnelles par exemple, au prétexte qu’il y a des variantes d’un manuscrit à l’autre. Je ne vais pas m’étendre sur la question des variantes et des fautes dans les manuscrits, car cela présuppose l’identification d’une « mélodie originelle », une convergence unanime ou du moins significative des autres sources.

Première clef : l’oralité

On sait par de multiples témoignages, que les célébrations chrétiennes étaient chantées, et ce depuis les origines. Pourtant, jusqu’au début du Xe siècle, nous n’avons quasiment aucune trace écrite de ce qui se chantait dans ces assemblées. On connaît les textes chantés bien sûr, mais on ne sait pas comment ils étaient chantés. Tout ce que l’on a pu conserver de mentions extérieures aux textes eux-mêmes avant cette période sont des signes de ponctuation qui se réfèrent à des procédés déclamatoires plus qu’à des indications proprement musicales. Certains fragments de papyrus du VIe siècle laissent penser qu’il y a un lien entre notation et ponctuation et entre ponctuation et cantillation, mais rien de plus.

Pendant près d’un millénaire donc, le chant liturgique chrétien s’est exclusivement transmis par voie d’oralité. Pour nous, occidentaux modernes, il est presque inconcevable que l’on ait pu transmettre ainsi un corpus aussi riche et aussi vaste par voie d’oralité, tant nous sommes modelés par les réflexes de l’écrit. Nous pensons que le livre permet de se passer de l’apprentissage par cœur et même de la lecture verbalisée. Nous encourageons aujourd’hui la lecture silencieuse, et les méthodes de lecture rapide préconisent même d’éviter toute locution mentale. Mais, dans l’antiquité, lire un texte, c’est d’abord lire à haute voix, et les procédés de lecture sont alors connus des lecteurs.

Il est important de rappeler que l’oralité – dont nous sommes ici encore tout proches puisqu’il s’agit d’une première empreinte manu-scrite – ne réside pas d’abord dans l’oreille mais dans la parole. Os, oris, en latin veut dire bouche et non oreille ! Est oral ce qui relève d’abord de la parole.

Toute parole perçue (par une oreille) est d’abord parole proférée (par une bouche).

L’oralité s’enracine dans une parole, dans un acte de parole.

On croit parfois pouvoir se rapprocher de l’oralité de la musique à travers un enseignement d’où est exclue toute lecture des neumes. Mais ce n’est pas parce qu’on apprend une mélodie sans recourir à un support écrit que cet apprentissage est véritablement oral. En réalité, tant que l’on n’a pas reconsidéré le rapport à l’écriture on ne fait souvent que transférer une écriture extérieure vers une écriture intérieure. On se crée mentalement une partition de substitution.

Il faut donc garder présent à l’esprit qu’à l’origine immédiate de l’écriture neumatique – du moins telle qu’on la trouve dans les manuscrits comme Einsiedeln 121, St Gall 359 ou Laon 239 – il y a un événement sonore immédiat, un acte de parole. Le chant préexiste à son écriture, car les premiers manuscrits font état d’un chant qui se pratiquait depuis plusieurs siècles déjà, pour bon nombre de pièces en tout cas. Ces manuscrits ne nous livrent pas un travail de composition écrite mais bien un acte de chant.

Bien sûr, cela ne nous dit toujours rien sur l’enveloppe sonore qui caractérise ce chant… Pas grand-chose en tout cas pour un musicien occidental moderne habitué à lire la musique à partir de notes posées sur des lignes, avec des clefs, des armatures, des barres de mesure, etc. Rien de tout cela ne figure dans les toutes premières sources.

Deuxième clef : point de contact entre écrit et oral

Jusqu’à l’apparition de cette écriture musicale, ce sont des textes que l’on écrit, soit au moyen de signes alphabétiques, soit au moyen d’idéogrammes. L’invention de l’écriture musicale constitue un point de bascule par rapport à la transmission orale : désormais on n’écrit plus seulement les mots mais on décrit la manière de les dire. Au Xe siècle, les signes de ponctuation jusque-là utilisés dans certains manuscrits se complètent et se constituent en système autonome et original : ils décrivent un chant à part entière et non plus seulement des procédés cantillatoires. En bonne philosophie scolastique, on dira qu’après s’être intéressé exclusivement à la substance (les textes) on s’intéresse aux accidents (la manière de lire ces textes).

Puisque dans l’écriture des premières sources musicales il n’y a pas de diastématie (indication de la hauteur des notes), pas non plus d’indications rythmiques, (pas du moins telle que nous l’entendons aujourd’hui avec un référent stable et objectif) on peine à imaginer quels sons se cachent derrière ces signes. Le copiste du Xe siècle, quant à lui, se demandait par quels signes graphiques il pouvait traduire l’événement sonore dont il était témoin…

En fait, pour répondre à la question : « Comment passe-t-on des neumes au geste vocal » on doit pouvoir répondre aussi à la question « comment est-on passé du geste vocal aux neumes ». Si notre propos aujourd’hui est bien de remonter le long du bras du copiste pour retrouver un son à partir de l’écrit, c’est aussi, et inséparablement, de descendre de son oreille jusqu’à sa plume. Il nous faut trouver le point où se rencontrent l’écrit et l’oral.

Troisième clef : remonter à la source

Gui d’Arezzo (XIe s.) dans une lettre où il explique sa nouvelle méthode d’apprentissage du chant par la «solmisation », précise : l’indication de la hauteur des sons ne procure qu’une connaissance superficielle de la mélodie ; seule une démonstration orale permettra de chanter celle-ci à la perfection, avec les liquescences et les diverses manières d’enchaîner les sons, de différencier les notes longues, tremblées, et celles qu’on émet rapidement, de ménager les respirations entre les phrases, de discerner clairement l’intervalle d’une notre à l’autre. Tout cela pourra être montré à partir des signes écrits, à condition qu’ils soient conçus à cette fin. (J. Viret, le Chant grégorien, p. 124)

A mesure que l’on remonte le temps, on observe plusieurs façons d’écrire la musique. Tout se passe comme s’il y avait différentes couches d’écriture, chacune répondant à un besoin spécifique. On écrit selon le besoin. On peut penser qu’à mesure que l’on s’approche des premières sources écrites, les besoins se feront plus fondamentaux.

Ainsi, proche de nous, on trouve une écriture sur lignes qui entend fixer les paramètres de l’élément sonore comme la hauteur, la longueur, l’intensité, et tout ce qui caractérise les sons musicaux.

L’écriture rythmique que l’on trouve à partir du XIIIe siècle marque un besoin de fixer précisément la longueur des sons (en rapport avec une division du temps.)

La notation sur ligne vers le XIe-XIIe siècle, permet une écriture diastématique ; elle fait apparaître un besoin relatif à la mélodie.

Les lettres additives (c, s, i, a, t, etc) révèlent un besoin de précision dans l’exécution du chant.

Les premières écritures qui apparaissent au Xe siècle, n’indiquent quant à elles

– ni la hauteur absolue des notes (et encore cette hauteur relative n’est-elle pas précisée : on monte mais on ne sait pas si c’est d’une tierce ou d’une seconde)

– ni leur durée absolue (pas de référent autonome stable comme la noire en pulsation minute dans notre système moderne)

Alors, de quoi parlent ces neumes ?

Une empreinte vivante

Nous avons vu que les neumes apparus au Xe siècle au-dessus des textes constituaient un système trop développé et trop autonome pour indiquer une simple ponctuation de grammairiens.

Certains ont eu l’idée que ces neumes renvoyaient au geste de la main que l’on fait naturellement quand on chante (la chironomie). Cette hypothèse est intéressante car elle nous fait sortir du réflexe moderne purement solfégique et mental face aux neumes ; elle nous met sur la voie d’une approche plus intégrale où le corps prend part. Quoi qu’il en soit, les premières notations musicales sont non diastématiques, et si elles parlent d’un événement sonore, elles le font manifestement dans une saisie très immédiate. Elles se veulent l’expression directe d’un geste vivant. Ma conviction est que la première graphie consignée dans les sources du Xe siècle correspond à l’empreinte d’un geste vocal, et que cette empreinte a été prise de l’intérieur. Les premiers neumes traduisent, non pas des notes – dont on ne saurait ni la hauteur, ni la longueur ! – mais un mouvement intérieur. Ils sont comme une saisie du chantre en plein vol. Mais pouvait-il en être autrement en cette époque où la transmission de la musique ne se faisait que par voie d’oralité ? Marcel Jousse parlerait ici d’intussusception : prendre avec soi au-dedans, intégration au-dedans. Dans la transmission orale en effet, l’imitateur n’imite pas de l’extérieur (comme le ferait une photo) il re-produit en soi ce qu’il voit ; il devient son modèle le temps d’un geste. Ainsi, tel un imitateur, le copiste a dû se glisser dans ce qu’il voyait ou entendait du chantre, et, s’il n’était chantre lui-même, il le devenait le temps de cette saisie. C’est de cette imprégnation que nous parle sa plume.

La rencontre avec les neumes est donc, bien plus qu’une mise en présence d’une mélodie, une sorte de rencontre avec quelqu’un. Nous cherchions un son et nous trouvons quelqu’un ; nous cherchions des notes et nous trouvons un geste humain, vivant !

On comprend pourquoi ce n’est pas la diastématie qui est apparue en premier : les premiers neumes font pas en effet référence aux notes mais aux mouvements intérieurs du chantre.

Dynamique corporelle

Pour aborder ce répertoire grégorien, il faut donc entièrement repenser notre lecture des neumes et avec elle notre approche solfégique de la musique. A la lecture de ces neumes, on comprend que les hauteurs indiquées ne se réfèrent pas tant à un espace extérieur qu’à un espace intérieur. Les sommets qu’il faut gravir sont en celui qui chante et non dans l’absolu ou sur le papier. Ainsi, monter à la quinte c’est se soulever d’une quinte, descendre à la quarte c’est se relâcher jusqu’à la quarte. Sans doute les premiers manuscrits ne nous parlent-ils pas de quintes ni de quartes mais ils nous disent comment aller à la quinte ou à la quarte. On peut bien sûr considérer comme une chance que les notations ultérieures nous aient transmis les hauteurs, car, sans elles et sans transmission orale, nous aurions définitivement perdu les mélodies elles-mêmes (ce qui est le cas du chant mozarabe par exemple). Mais, en contrepartie, ces notations diastématiques ont très vite laissé de côté la première empreinte immédiate du mouvement intérieur du chantre, au profit d’une plus grande précision des hauteurs, ce qui pourtant, au dire même de Gui d’Arezzo, sans le modèle d’un maître ne procure « qu’une connaissance superficielle de la mélodie ».

Dans ce solfège de dynamique corporelle, la justesse d’une note dépend directement de la justesse du geste vocal qui produit cette note et non de l’oreille seulement. Certes, il est possible d’obtenir la justesse d’une note par l’oreille, mais alors, sans ce lien immédiat au geste vocal, il sera difficile d’atteindre à une vraie justesse d’intonation modale parce que celle-ci exige une écoute plus intérieure et plus intégrale du son. Ainsi, la lecture des neumes nous apprendra à soulever puis relâcher le corps tout entier en épousant avec le corps la mélodie et son échelle modale. L’aigu s’obtiendra par une poussée venue d’en-bas ; la descente au grave se fera par relâchement de cette poussée. Dans ce corps de chant, chaque intervalle trouve une place qui lui est propre : on ne fait pas une quarte au même endroit qu’une quinte, quelle que soit d’ailleurs la hauteur de l’intervalle.

Lorsque le geste est juste, il est total. La résonance envahit le corps tout entier, de la tête aux pieds, et suscite un sentiment très net de liberté et d’aisance. Le son rayonne à 360°, il résonne autant à l’arrière qu’à l’avant ; cette résonance procure une sensation de plénitude, douce mais ferme et solide à la fois.

Grâce à ce geste vocal, le chanteur peut se sentir (enfin) en symbiose parfaite avec la graphie des neumes. Il chante ce qui est écrit, comme c’est écrit ; il retrouve dans son corps la même énergie qui a guidé la plume du copiste, épouse les mêmes mouvements qui apparaissent sur le parchemin. Les ornements cessent alors d’être des obstacles techniques à surmonter pour devenir les alliés d’un mouvement intérieur qui les appelle au contraire, les notes longues et les notes brèves s’organisent en un élan parfaitement cohérent, naturel et physiquement lié au souffle.

Le verbe in-corporé

Plus qu’à un mouvement sonore abstrait, c’est à un corps sonore, un corps chantant que se rapporte la neumatique primitive. C’est donc un mouvement du corps de chant qui se trouve couché, là, devant nous, sur le parchemin. Véritable empreinte du vivant – du chantant – le manuscrit nous replonge au cœur d’un geste corporel.

L’oralité, c’est d’abord un mode de transmission qui s’incarne dans des personnes, dont l’une parle et l’autre entend. C’est un maître qui transmet à ses disciples, un maître qui montre le chemin d’une expérience destinée à être partagée et à devenir commune. Et tout a de l’importance dans cet acte de transmission, le contenant autant que son contenu, l’un étant souvent indiscernable de l’autre, comme si la manière de dire faisait déjà partie de ce qui est dit. Les textes sont rythmo-mélodiés, organisés en cellules. Ils font corps avec le chant qu’ils portent, en sorte que les mots prennent véritablement chair dans cette musique. Chacun sait que les berceuses traditionnelles s’appuient autant sur les rythmes et sur les mélodies que sur le contenu de leurs paroles pour endormir les enfants…

Dès lors, l’expression « tradition orale » devient presque un pléonasme : toute transmission passe en réalité par la parole. C’est un fait, les civilisations où domine l’écrit se montrent plus avides de progrès et de découverte que de transmission.

Dans les traditions orales, la parole possède une puissance qu’elle n’a plus dans les civilisations de l’écrit. La parole engage. On peut par exemple bénir d’une simple parole (bene-dicere) ; on peut aussi maudire d’une simple parole (male-dicere). On ne prononce pas les noms à la légère, certains noms sont même interdits (le tétragramme hébraïque YHWH par exemple, remplacé par Adonaï). Dans la tradition orale, la parole opère quelque chose ; elle ne fait pas qu’énoncer, elle annonce. Ainsi, les rites sont-ils toujours portés par des paroles. Chez les chrétiens, la présence du Christ dans l’eucharistie n’est pas suspendue à la présence du missel sur l’autel mais bien à la parole prononcée par le prêtre. Et en principe, cette parole n’est pas prononcée à la légère : elle prend en compte le poids de ce qu’elle représente, de ce qu’elle rend présent. Les mots portent les choses qu’ils désignent. Ainsi, la voix apparaît-elle comme le lieu privilégié où s’articulent l’esprit et la matière. En elle l’esprit se fait en quelque sorte matière et la matière se fait esprit. La parole convie l’esprit et l’esprit obéit à cette parole. Là encore plus qu’ailleurs, ce qui est mal dit n’est pas dit.

Conclusion

On l’a compris, le geste vocal requis dans le chant grégorien déborde largement la seule enveloppe esthétique. Il se tient au cœur d’un dispositif plus vaste de transmission. Il constitue l’acte par lequel est déposé en l’autre le précieux héritage ; il est le fil conducteur de la tradition orale qui porte une culture. Dans notre entreprise de reconstitution du chant grégorien, ce geste apparaîtra donc non plus comme accessoire mais au contraire comme le point de convergence des éléments qui constituent une transmission orale. C’est vers lui qu’il faudra se tourner pour comprendre comment s’organise la neumatique primitive, comment s’intègrent les structures modales, comment s’inscrit le discours dans une dynamique oratoire et un rythme verbal. C’est lui qui permet de passer d’une « reconstitution historique » à une authentique expérience musicale diachronique. La redécouverte du geste vocal traditionnel constitue donc la clef d’accès à la réalité sonore consignée dans les manuscrits médiévaux, redonnant ainsi au chant sa véritable cohérence musicale.

Cette expérience révèle l’existence d’un corps de chant où s’établissent les résonances spécifiques à chaque intervalle. La culture des intervalles justes et des modes musicaux traditionnels obéit à la fois à des lois physiques connues et à des exigences propres à la géographie intime de ce corps sonore. Elle intègre ainsi l’acte de chant au sein d’une anthropologie plus vaste, où la ritualité reprend sa place au cœur de l’expérience corporelle et où la parole proférée rejoint la substance des mots.

Dès lors, l’évolution de la vocalité en Occident risque de faire apparaître des mutations profondes dans le rapport à la transmission, dans la perception du corps, dans la place de la mémoire. Les peuples à tradition orale ont tous conservé cette vocalité traditionnelle ; elle leur est transmise avec le lait maternel ! L’Occident moderne a perdu cette vocalité, et avec elle la clef de son chant sacré.

Nous cherchions un son et nous avons trouvé un geste, nous lisions les neumes comme une partition musicale alors que nous étions face à une empreinte laissée par quelqu’un.

Cette recherche du geste de chantres qui ne sont plus depuis longtemps a-t-elle encore un intérêt à l’ère du numérique et à l’ère où plane le spectre du transhumanisme ? Outre l’intérêt archéologique de cette recherche, j’ose espérer qu’il nous reste quelques belles choses à transmettre et que ce qui a fait la joie de générations de chantres dans les temps anciens peut encore réjouir le cœur de l’homme moderne que nous sommes…

Biographie :

Parallèlement à des études de philosophie et de théologie, Damien Poisblaud se passionne très tôt pour la restauration du chant grégorien. Le style d’exécution du grégorien qui s’est imposé au XXe siècle le convainc très tôt de la nécessité de replacer ce chant dans une vraie tradition orale et d’en renouveler entièrement les procédés vocaux. Cette approche par imprégnation lui semble la seule capable de rendre véritablement compte de la complexité et de la précision des premiers manuscrits musicaux d’Occident. Il chante durant plusieurs années avec l’ensemble Organum. Ses nombreux concerts, stages et master class, ses conférences et ses interventions lors de colloques universitaires l’ont fait connaître comme l’un des meilleurs spécialistes du chant grégorien à l’heure actuelle. En 2000, avec son ensemble Les Paraphonistes, il dirige le projet européen des neuf villes de la culture Codex Calixtinus. En 2008, il crée dans le Var, en même temps qu’une classe de grégorien au Conservatoire de Toulon, un nouvel ensemble Les Chantres du Thoronet autour de son festival grégorien de l’Abbaye, ensemble avec lequel il a entrepris une importante série d’enregistrements, dont les Grands Offertoires grégoriens. En 2011, il participe à Walls & bridges à la New York Public Library. Depuis 2013, il intervient dans le cadre du GREAM (Université de Strasbourg), en collaboration avec Jacques Viret. En 2016, avec Gisèle Clément, il entreprend un cycle de classes grégoriennes en lien avec le CIMM – Du ciel aux marges et le département Musique et Musicologie de l’université Paul-Valéry Montpellier 3.