22 juillet 2023

Ensemble Le Miroir de musique (dir. David Chappuis)

« Ta voix, Philippe… »

Une évocation, en musique et en paroles, de la figure de Philippe de Vitry

Universellement connu comme le fondateur de ce qu’on a appelé l’Ars nova, Philippe de Vitry est-il bien ce théoricien brillant mais stérile que se repassent les traités d’histoire de la musique, aussi médiocre compositeur qu’il fut intellectuellement à l’avant-garde ? Pour remettre en cause ce jugement lapidaire et convenu, les voix du Miroir de musique se proposent de partir à la rencontre de celle-même de Philippe. Pas celle de l’homme, dont l’histoire n’a guère retenu plus qu’un nom, mais celle du compositeur de plusieurs motets incroyablement complexes, celle du théoricien – visionnaire, vraiment ? – et celle du poète que fut aussi Philippe.

Ta voix, Philippe… Ce sont les questions qui surgissent devant le « fossile » de cet auteur, la maigre trace écrite qui donne accès à ce qu’il faut appeler une œuvre. Comment laisser monter les traces mi-effacées d’une notation raffinée, pour en faire des sons, des voix qui, à leur tour, pourront toucher ? Comment se satisfaire de ne pas comprendre des vers, amoureux ou satiriques, dont le contexte est à jamais perdu ? Comment faire entendre des voix déclamant des textes entremêlés qui, en admettant qu’on en ait compris le sens, resteraient irrémédiablement indistincts à l’écoute ? Et comment expliquer que, malgré toutes ces questions, la musique de ce temps, la musique de Philippe soit aujourd’hui une expérience bouleversante ?

Plutôt qu’un concert au sens traditionnel, Ta voix, Philippe, est une polyphonie, un grand motet contemporain dans lequel s’entremêlent voix chantée et voix parlée, musique du passé et chant d’aujourd’hui, questions lancinantes et réponses muettes ou sibyllines.

* * * * *

Ni concert, ni lecture, cette évocation veut, comme le suggère le nom de l’ensemble, scruter l’image que renvoient les « faictz et dictz » de cette stature du XIVe siècle qu’est Philippe de Vitry. Et comme le miroir, avec le temps, s’est brisé, c’est au travers de cinq éclats successifs que l’auditeur sera invité à pénétrer, en douceur et par petites touches, un univers étrange et lointain.

Le ténor, alpha et omega de la polyphonie médiévale, c’est la terre avant Copernic et Galilée, une terre plate qui est « en bas » et sans laquelle le ciel, qui est « en haut », serait dénué de sens. Si des planètes errent au-dessus de la terre, si des voix virevoltent et hoquettent au-dessus du ténor, ce n’est que pour dire aux humains qu’ils sont au centre. Le ténor, c’est LA voix… Mais c’est une voix sans mots qui, pourtant, parce qu’elle cite un chant ancestral, en dit long sur les racines de notre musique.

Le magister, c’est celui qui montre. Car la musique, cela s’apprend dans le corps autant que dans la tête. Ut, ré, mi, fa, sol, la, ce sont LES voix de la musique, les symboles qui, conçus dans l’esprit, s’incarnent dans la main du magister, avant de passer dans celle du discipulus. Pour pénétrer la musique de Philippe, il faut refaire ce chemin, il faut refaire les gestes du maître, il faut revivre les sensations de l’élève.

Le théoricien, c’est ce qu’on a fait de Philippe. Longtemps, historiographes et musicologues l’ont réduit au rôle de propagandiste froid d’une Ars qui se voulait nouvelle. Longtemps, sa musique a passé inaperçue, éclipsée par celle d’un certain Guillaume, prince des poètes et des musiciens. Méfiez-vous des eaux dormantes… Il se peut que Philippe, un jour, se dresse, et que SA voix, c’est-à-dire sa musique, fasse taire la vaine rumeur des exégètes.

Le poète, c’est UNE voix, celle des mots et de leurs sons. Mais quoi faire si cette voix se multiplie, et si deux, ou trois textes s’enchevêtrent ? Comment écouter, capter, comprendre deux poèmes simultanés ? Une seule écoute ne suffit pas : il faut répéter, répéter… La voix du poète a besoin de temps pour monter.

Le motet, ce sont NOS voix, parlées, chantées, douces ou véhémentes. Ce sont nos pas suspendus, hésitants, partis à la rencontre de Philippe. Ce sont nos tâtonnements, à la recherche d’un objet dont il ne subsiste que quelques traces. Nous sommes partis, nous avons erré, nous sommes revenus, telle est la marche de notre motet.

… Ni concert, ni lecture : motet !

Les œuvres chantées

1) Virtutibus laudabilis (motet à 4 voix, en latin, de Philippe de Vitry)

Le ténor porte mention suivante : Alma redemptoris mater (O mère nourricière du rédempteur). Il annonce un motet dédié à la Vierge Marie. Le ténor partage son rôle de primauté (cantus prius factus) et de soutien à la polyphonie avec la voix du contre-ténor.

Le motetus commence ainsi : Virtutibus laudabilis moribus commendabilis specie per amabilis puritate legibilis (O toi qui es louangeable pour tes vertus, recommandable pour tes mœurs, plus qu’aimable pour ta beauté, limpide par ta pureté). Le narrateur termine ses louanges par un appel au secours, corporel et spirituel, afin que lui, si enclin au péché, découvre l’humilité et devienne ainsi agréable à Dieu.

Le triplum nous donne tout d’abord une description de la vie tourmentée du narrateur : Impudenter circumivi solum quod mare terminat indiscrete concupivi quidquid amantem inquinat (Sans aucun frein, j’ai parcouru les pays que borne la mer, sans distinction j’ai désiré tout ce qui souille l’amoureux), avant de glisser subtilement de l’amour vénérien à l’amour marial, et de terminer par une supplique à la Vierge : O maria virgo parens meum sic ure spiritum quod amore tuo parens amorem vitem irritum (Ô toi, Marie et vierge et mère, viens enflammer mon âme, au point que, fort de ton amour fidèle et maternel, j’évite désormais l’amour qui ne vaut rien).

2) Alma redemptoris mater

Antienne mariale attribuée à Herman de Reichenau (XIe siècle). Alma redemptoris mater que pervia celi porta manes et stella maris succurre cadenti surgere qui curat populo tu que genuisti natura mirante tuum sanctum genitorem virgo prius ac posterius gabrielis ab ore sumens illud ave peccatorum miserere Mère nourricière du Rédempteur, porte du ciel, toujours ouverte, étoile de la mer, viens au secours du peuple qui tombe, et qui cherche à se relever. Tu as enfanté, ô merveille, celui qui t’a créée, et tu demeures toujours vierge. Accueille le salut de l’ange Gabriel et prends pitié de nous, pécheurs).

3) Garison selon nature (motet à 3 voix, en français, de Philippe de Vitry)

Dans l’unique source manuscrite ayant traversé les siècles (Ivrea, Bibliotèque Capitulaire), le ténor porte l’indication neuma quinti toni (mélodie dans le cinquième ton). La ligne mélodique (color) a certainement été inventée par Philippe, à ce jour aucune source liturgique n’a pu être identifiée.

Le motetus commence ainsi : Garison selon nature desire de sa doulor toute humaine creature (Toute créature humaine désire naturellement guérir de sa douleur). Le narrateur poursuit en nous apprenant qu’a contrario, il ne veut pas guérir de sa douleur d’amour, car elle lui plaît chaque jour d’avantage.

Pourtant, cette douleur est si pénible, que nul homme ne pourrait la supporter sans le secours de Plaisance.

Le triplum nous parle justement de Plaisance et de cette douleur ardente : Douce playsence est damer loyalment quar autrement ne porroit bonement amans suffrir cele dolour ardant qui damors naist (C’est un doux plaisir que d’aimer loyalement car autrement, un amant ne pourrait souffrir cette douleur ardente qui naît d’Amour). S’ensuit une description détaillée du chemin qui mène de la blessure amoureuse au contentement.

4) Cunctipotens genitor deus

Trope du Kyrie IV in festis apostolorum. En monodie, en organum contraire – d’après l’un des trois exemples précédent, le traité anonyme de la bibliothèque ambrosienne de Milan, intitulé Ad organum faciendum (fin XIe – début XIIe siècle) – et en discantus simplex (déchant simple) à 4 voix, selon l’art du contrepoint du XIVe siècle.

5) Rex quem metrorum (motet à 4 voix, en latin, de Philippe de Vitry)

Le ténor porte mention suivante : Rex regum (Roi des rois). Il annonce un motet dédié à Robert d’Anjou, roi de Naples et de Sicile (1278-1343), protecteur des beaux-arts, ayant eu à sa cour Pétrarque, Boccace (et certainement Philippe). Son nom apparaît dans les premières lettres de chaque vers du motetus (ROBERTUS, en acrostiche) : Rex quem metrorum depingit prima figura, Omne tenens in se quod dat natura beatis… (Roi, que je chante dans les premières lettres de chacun de mes vers, tu possèdes toutes les qualités dont la nature comble les heureux…). Vers métriques (metrorum) du motetus comportant 8 hexamètres néoclassiques pour le panégyrique, opposés aux vers rythmiques du triplum dénonçant les accusations portées à l’encontre de Robert : Quem cum nequis carpere dentibus criminaris neque lactrattibus (Celui que tu ne peux déchirer de tes dents, ni atteindre par tes aboiements, tu l’accuses et cherches à lui nuire).

Quel est cet individu accusant de la sorte ce roi des rois ? Nous n’en saurons rien. Et l’Histoire n’en a apparemment gardé trace. La sentence finale laisse présager un avenir plutôt sombre (si ce n’est terrestre, tout du moins céleste) : Dei proth dolor lapsum quem pertulit iherusalem dominum proprium ihesum spernens habes in socium (Tu t’associes, hélas, au péché contre Dieu que Jérusalem a commis en méprisant son propre seigneur Jésus).

6) Hugo princeps invidie (motet à 3 voix, en latin, de Philippe de Vitry)

Robert d’Anjou semble ne pas être le seul à avoir été calomnié. Compagnon d’infortune, Philippe se sert du genre du motet pour régler ses comptes avec Hugues, frère appartenant à l’ordre des mendiants. D’emblée, Philippe le qualifie de Magister invidie (Maître de jalousie), dans la voix du ténor.

Le motetus renchérit : Hugo hugo princeps invidie tu cum prima patebas facie homo pacis virtutum filius te neminem decet in populo lingue tue ledere jaculo sed ignarum docere pocius (Hugues, Hugues, prince de jalousie, toi qui parais être un homme de paix, un fils de vertu, qui te comportes, en public, de façon convenable, tu n’es qu’un homme sans valeur. Ignorant, tu blesses et outrages autrui par tes paroles : tu ferais mieux de t’instruire).

Dans la voix du triplum, le narrateur compare la situation politique de son époque (début du 14e siècle) à la statue de Nabucodonosor, qui, d’une tête faite d’or pur, se dégrade, les pieds n’étant plus qu’un mélange de fer et d’argile. Ces deux viles matières représentent le comportement des frères mendiants.

Le motet se termine par une rencontre explosive entre l’apostrophe à Hugues, dans la voix du motetus : qua me culpas igitur rabie assignata mihi nulla die inconsultus causamque nescius stupeo et eo cum invidus sic sis palam pius perpere dicere (Ainsi donc, celui qui m’accuse violemment, sans jamais m’avoir consulté, ignore tout de l’affaire en question ! Je suis stupéfait et à cause de cela, avec un individu envieux de pareille sorte, je peux déclarer ouvertement : tu es un vrai hypocrite !) et la mise en garde du triplum à l’encontre des frères mendiants : hec concino philippus publice et quia impia lingua ledor unius territe pro vero refero a prophetis falsis attendite (c’est pourquoi, moi Philippe, j’annonce publiquement, et ceci parce qu’un de ces pères mendiants m’a calomnié d’une façon écœurante : méfiez-vous des faux prophètes).

7) Se mes desirs (motet anonyme à 3 voix, en français, du Roman de Fauvel)

Le Roman de la Rose n’est pas loin. Amour, Dangier (Danger), Mautalens (Dépit), courtoisie, vilenie, guerredon (récompense), amanz (amants), amie : les ingrédients sont là pour faire un beau motet courtois.

Le motetus : Se mes desirs fust [a] souhais mener devroie grant ioie mais nennil aincois mest a fais quer ie sai que ne pourroie venir a mon desir iamais samours ne me donnoit voie et grace de venir a pais a celi qui me gueroie cruelment en dis et en faiz si quamours un seul don proie que se ie sui deriens meffaiz envers lui corrigiez soie a son plaisir de touz meffaiz (Si mon désir était à souhait, je devrais bien m’en réjouir. Mais que non ! Il me vient plutôt à peine, car je sais que je ne pourrais jamais assouvir mon désir, à moins qu’Amour ne m’indique le moyen et ne m’apporte aide pour faire la paix avec celle qui me fait la guerre, cruellement, en paroles et en actes. Ainsi donc, à Amour, je ne demande qu’une chose : si j’ai de quelque manière mal agi à son endroit, que je sois corrigé selon son plaisir de tous mes méfaits !).

Le triplum : Bonne est amours ou dangier ne maint mie ne mautalens qui ni font fors grever les vrais amanz pleins de grant courtoisie qui nuit et iour servent sanz nul fausser dagier ne met nul service en prisie quer vilains est ne soit geurredonner quant voit lamant quali tout sumilie adont orgueil se paine de moustrer et mautalens dautre part pleins denvie envers lamant pite ne lait ouvrer se tel vilain ne feissent partie encontre amanz trop bon feist amer et de legier on recouvrast amie (Bonne est l’amour là où Danger n’est pas, ni Dépit, qui ne font que tourmenter les vrais amants aux manières courtoises, qui nuit et jour servent, sans tromper personne. Danger n’apprécie nul service, car il est vilain : il ne donne pas de récompense. Quant il voit l’amant qui s’incline devant lui, il s’efforce de se montrer orgueilleux. Et Dépit, d’autre part, plein de haine envers l’amant, ne se laisse gagner par la pitié. Ah ! si ces deux vilains ne s’étaient associés contre les amants, comme il ferait bon aimer, et comme il serait facile de retrouver son amie !).

8) Deus in adiutorium (dernière strophe du conduit à 3 voix du manuscrit de Montpellier)

Le Miroir de musique, dir. David Chappuis

Miroir… Mot évocateur s’il en est. Révélateur.

Reflet, image, imitation. Réflexion, contemplation, spéculation.

Sagesse, sincérité, vérité. Mais aussi illusion, hypocrisie, mensonge.

Miroir périlleux, où Narcisse l’orgueilleux mira son visage, ses yeux. Et miroir protecteur, qui permit à Persée d’échapper au regard pétrifiant de Méduse.

Comme le livre, il est le reflet du monde : miroir de connaissance, miroir d’éducation (Speculum musice). Métaphore du texte, condensant ses éléments et les reflétant, il appelle l’interprétation.

En donnant un reflet, il pose à la fois identité et différence. Inaugurant ainsi le désir, il est alors situé au seuil du récit, comme Oiseuse et son miroir à l’entrée du verger du Roman de la Rose.

L’ensemble Le Miroir de musique a été constitué afin d’expérimenter une approche résolument «moderne» du répertoire polyphonique du Moyen Âge.

Le XIXe siècle a inauguré la pratique de la transcription, afin de rendre les musiques du passé accessibles aux musiciens du présent. Ainsi, de nombreuses générations ont pu découvrir un « nouveau » répertoire, au prix d’une adaptation qui, souvent, rime avec aliénation. Mais, aujourd’hui, nous pouvons et voulons plus : lire à même le texte original ; découvrir une œuvre en plongeant au cœur des pratiques musicales anciennes (notation, solmisation, contrepoint) ; chanter en faisant appel à l’art oratoire de nos ancêtres. En un mot, plutôt que d’en proposer une restitution archéologique, nous voulons nous mirer dans la musique du passé.