3 septembre 2024

Brice Duisit & Maria Gimenez – « Ondas do Mar di Vigo ». La poésie lyrique des troubadours galiciens du XIIIe siècle.

Inspirée dès le XIIe siècle par sa grande sœur occitane, la lyrique gallego portugaise connaitra son âge d’or entre la seconde moitié du XIIIe siècle et et le premier quart du XIVe. Si elle emprunte très largement sa matière à la poésie des troubadours provençaux, elle n’en développera pas moins des formes culturellement propre à la tradition portugaise, comme la très emblématique Cantiga de Amigo

Les quelques 170 troubadours galiciens identifiés nous ont laissé un corpus riche d’environ 2000 pièces lyriques, composé à plus de 25% de cette forme poétique si particulière. Mais, pour notre malheur, les trois manuscrits qui transmettent l’œuvre de des troubadours galiciens sont dépourvus de toute notation musicale. Nous aurions ainsi pu aller jusqu’à douter de la qualité musicale de cette poésie si le Cancioneiro de Ajuda n’avait ôté ce doute en présentant la mise en page caractéristique des chansonniers qui réserve, au-dessus du texte de la première cobla de chaque chanson, une place pour le dessin des portées ; hélas, elles n’y furent jamais tracées. 

Nous ne connaitrions donc rien de la musique des troubadours galiciens si la découverte fortuite de deux pages en parchemin, utilisés comme reliure pour des manuscrits plus tardifs, n’en avait apporté un précieux témoignage. Le fort mauvais état du premier parchemin en rend une exploitation malheureusement très limitée ; daté du début du XIVe siècle, il nous livre des portions mélodiques de huit Cantiga de Amor du roi Dom Dinis du Portugal (le roi poète). La seconde page, vraisemblablement de la seconde moitié du XIIIe siècle, est en bien meilleur état de conservation ; elle nous offre les sept Cantigas de Amigo du troubadour Martin Codax avec la notation musicale pour six d’entre elles. Ce sont ici les seules traces musicales conservées de ce corpus lyrique. (Nous faisons ici volontairement abstraction du répertoire des célèbres Cantigas de Santa Maria que l’originalité singulière, tant du point de vue des métriques poétiques et des formes musicale utilisées que par son contexte de création, nous oblige à considérer comme un corpus à part. Nous nous y réfèrerons sporadiquement au sujet des quelques Cantigas qui empruntent la forme de la Cantiga de Amigo.)

Témoignage aussi rare que précieux donc, qui confère aujourd’hui au poète Martin Codax un statut emblématique et presque iconique auprès des défenseurs de la langue et de la culture galicienne, comme le furent les troubadours provençaux aux premiers temps du revival occitan dans les années 1970. 

Cette dernière donnée est à prendre grandement en considération pour l’analyse de l’importante somme de travaux menés jusqu’à nos jours sur l’interprétation des musiques de l’Espagne médiévale. 

Parce que, ici, s’affrontent deux conceptions antagonistes de ce passé historique dont l’une réclame une originalité culturelle intrinsèquement galicienne du répertoire de ses troubadours, au risque d’en gommer toute influence ou origine extérieure, et l’autre qui voit en chaque recoin de la péninsule les reliefs d’une culture arabo musulmane prête à être ressuscitée sous les traits d’une « arabisation » plus souvent folklorique qu’historiquement avérée.   

Car il nous faut bien constater que le riche passé arabo-musulman de la péninsule ibérique nourrit aujourd’hui encore beaucoup de fantasmes et la simple évocation du nom d’Al Andalus suffit à ce  que notre imaginaire ouvre les portes de la mythique et rêvée Espagne des trois Cultures. Certes, il n’est ici nullement question de remettre en cause le faste des cours cordouanes, ni de nier un temps où Al Andalus était phare culturel du monde, mais il reste dans l’inconscient collectif un vrai lot d’images d’Épinal qui a alimenté et qui nourrit encore des fleuves d’interprétations musicales aussi variées que colorées, parfois tout aussi agréables à écouter que fantasmagoriques, dont il est souvent très difficile de séparer le bon grain de l’ivraie lorsque l’on parle d’historicité pour l’interprétation des répertoires musicaux de l’Espagne médiévale.

Alors est-il possible, dans ce brouillard de sources et ce dédale d’enjeux culturels et de réminiscences historiques, de trouver un chemin vers l’étude d’une interprétation de la poésie lyrique galego portugaise ? Assurément, oui ; car ce contexte ne nous est pas étranger. À vrai dire, il trouve son pendant, trait pour trait, dans ce que fut l’étude de la lyrique médiévale occitane durant les cinquante dernières années. Les questions de l’origine et/ou des influences probables et acceptables furent au cœur de la problématique occitane : celle de l’identité de tout un peuple qui se redécouvrait dans sa modernité, cherchant dans l’invocation de racines glorieuses et historiques les légitimes raisons de son existence. 

Et ainsi, tout comme pour les occitans dont le passé ne pouvait être décidément pas lié à celui de la France (on alla jusqu’à imaginer n’importe quelle origine au trobar – même arabe ! – pourvu qu’elle ne plongeât pas en territoire français et qu’elle n’eût rien à voir avec la sphère ecclésiastique), la revendication culturelle et linguistique galicienne prôna un attachement à des origines celtes plutôt qu’au passé arabo musulman assumé de l’écrasante Espagne administrative. 

Les études que j’ai menées ces dernières années sur les répertoires de la poésie lyrique occitanes médiévale ont montré que l’on ne pouvait restreindre son champs de recherche à des considérations purement identitaires qu’au risque d’occulter des pans entiers d’éléments historiques et sociétaux ; les taire et les ignorer laisse un vide d’informations capitales qui ouvre béante la porte au plus folkloriste des imaginaire. L’imbrication de ces éléments forment une mosaïque complexe dont les interactions forgent l’originalité de l’identité culturelle concernée.

La poésie des troubadours galicien en est un exemple frappant. Car bien qu’inspirée par le trobar des poètes occitans, elle généra une musicalité métriques du vers reposant sur une conception rythmique différente de celle en usage chez les troubadours provençaux. Bien sûr, l’utilisation de langue gallego en place de l’occitan induit ces divergences fondamentales mais ne dit en rien qu’elle fut le modèle qui l’inspira. Il y a ici la trace d’un élément culturel extérieur qui participa à la genèse de cette poésie originale et qui nous montre combien il est dommageable de se fermer à l’idée d’une perméabilité culturelle toujours prompte à nourrir et stimuler la création artistique.

La structure poétique des Cantigas n’est qu’un indice parmi de nombreux autres qui conduit à regarder dans la direction de l’apport de traditions et d’éléments extérieurs : le domaine des instruments de musique est tout aussi évocateur. 

Alors que depuis le XIe siècle l’invention de l’archet avait érigé la vièle en instrument emblématique de toute l’Europe occidentale, l’Espagne a curieusement développé un goût pour les instruments à plectre. De l’iconographie des manuscrits à la statuaire des édifices et jusque aux citations dans les poèmes eux-mêmes, il est évoqué la place prépondérante qu’occupent la citole et du luth dans la pratique musicale du temps. 

Si la citole est déjà communément représentée dans l’ensemble de l’Europe médiévale au XIIIe siècle, elle occupe en Espagne une place particulière dans laquelle elle connote le métier de jongleur avec un caractère péjoratif. Le cas du luth est plus étonnant ; il ne sera couramment représenté dans le monde chrétien qu’à partir du siècle suivant où son développement coïncida avec la pratique de la musique polyphonique. Jusqu’à l’avènement du XIVe siècle, le luth resta intimement lié à la culture arabe (dont il est l’instrument roi dans la musique savante) et son emprunt au monde arabo musulman pose la question d’une pratique musicale insolite dans la sphère culturelle chrétienne : contrairement à la citole, la pratique de l’instrument nécessite de jouer assis, et parfois même au sein d’un ensemble instrumental. Il s’oppose ici au caractère léger de sa congénère dont il est dit des mauvais jongleurs qu’ils beuglent en la « raclant ». Le luth en tire des lettres de noblesse dont la vièle était plus coutumière. 

On le voit, l’emploi du luth dans la musique de l’Espagne médiévale a des implications qui dépassent largement le simple cadre de l’esthétisme sonore ; il ouvre à des questionnements fondamentaux qui touchent au statut social de la musique, et à sa pratique, dans les cours de la péninsule ibérique. Là encore, nous constatons qu’il y a apport d’éléments de traditions culturelles extérieures qui, dans leurs interactions, profitent à la genèse d’une expression artistique singulière, celle des troubadours galiciens.

Ce programme de recherche sur l’interprétation de la lyrique gallego portugaise annonce un travail d’une richesse incroyable. L’étude des quelques musiques retrouvées ainsi que l’identifications des éléments fondamentaux liés à la composition et à la pratique de la musique dans les cours de l’Espagne médiévale promettent d’ouvrir de larges champs d’investigation menant à la restitution musicale des quelques cinq cent quarante deux Cantigas de Amigo qui demeurent muettes depuis près de sept siècle.  

  • Brice Duisit : artiste chercheur, luth, voix, vièle à archet
  • Maria Gimenez : artiste chercheur, voix, vièle à archet
  • Manuel Pedro Ferreira : musicologue
  • Corine Savy : ethnomusicologue