8 septembre 2022

Les motets de Philippe de Vitry et la « science du chant »

David Chappuis

Paris, BnF, fr. 146 – Roman de Fauvel

Chanter les motets de Philippe de Vitry, figure culturelle majeure du XIVe siècle, représente aujourd’hui encore un défi singulier. Son œuvre musicale, comprenant une vingtaine de motets d’attribution contestée, est d’un accès difficile, tant en ce qui concerne la recherche des sources historiques (plus d’une centaine à l’heure actuelle, éparpillées dans une trentaine de bibliothèques européennes) que de leur lecture (dégradations des manuscrits, altérations lacunaires, erreurs des copistes).

Ces difficultés semblaient avoir été résolues par une transcription de quatorze motets, parue en 1956 aux Éditions de l’Oiseau-Lyre, sous la responsabilité du musicologue Leo Schrade. En effet, cette transcription a servi, et sert encore de nos jours, de support à la quasi-totalité des interprétations publiques et enregistrées. Or, elle ne répond pas aux exigences actuelles de la pratique musicale historiquement informée : les sources ne sont pas mentionnées, les poèmes ne sont ni établis ni traduits, les choix et ajouts éditoriaux ne sont ni commentés ni justifiés, et l’éditeur n’a pas pris en compte les techniques constituant la « science du chant » au XIVe siècle : notation, solmisation, contrepoint et ornementation.

De nos jours, nous avons la possibilité de consulter les différents manuscrits et de les comparer, mais au XIVe siècle les chanteurs n’avaient qu’une seule version à partir de laquelle ils élaboraient leur performance, en dépit des erreurs qui pouvaient s’y trouver. Leur travail de répétitions impliquait des savoirs et savoir-faire que nous avons perdus, des compétences qui leur permettaient d’utiliser à bon escient les hexacordes de la musica ficta (pour parfaire mélodies et déchants), d’entendre et de corriger les erreurs des scribes, alors qu’ils lisaient la musique en parties séparées. L’origine de ces compétences est liée à l’apparition du motet, au début du XIIIe siècle, dans la sphère parisienne : l’idée d’ajouter des textes (des petits mots) aux duplum et triplum des clausules a eu pour conséquence de changer la mise en page de la musique, passant d’une écriture en partition (organums et conduits), permettant de voir les intervalles du déchant, à une écriture en parties séparées (motets), obligeant l’oreille à prendre le relai de l’œil (et ce jusqu’à l’orée du XVIIe siècle).

Ces savoirs et savoir-faire sont décrits dans les traités de musique en tant que disciplines de la « science du chant ». Science d’une telle importance qu’elle correspond le plus souvent à la définition même de la musique.

À la question :

– « Qu’est-ce que la musique ? » (Quid est musica)

On répond, du XIIe au XVIe siècles :

– « C’est la science du chant » (Est canendi scientia)

En ajoutant le plus souvent un qualificatif au mot « chant » : bien, correct, juste, etc. (musica est bene canendi scientia, musica est veraciter canendi scientia, musica est scientia recte canendi, etc.).

Cette science est divisée en quatre disciplines principales : la notation, la solmisation, le contrepoint et l’ornementation.

Notation

Le XIIIe siècle a été le témoin d’un progrès considérable dans la notation du rythme musical, aboutissant aux principes de Francon de Cologne, décrits dans l’Ars cantus mensurabilis (c. 1260-1280). La notation franconienne permet une lecture sans ambiguïtés des principales figures musicales et une attribution précise de leur durée dans le cadre d’une mesure et d’un temps ternaires : la longue parfaite (mensura) se divise en trois brèves, la brève (tempus) se divise en trois semi-brèves.

L’enseignement de Philippe de Vitry s’inscrit dans la droite ligne de celui de Francon de Cologne, mais en proposant un nombre important d’innovations : invention de la figure de la minime (semibrevis minima), en ajoutant une hampe ascendante à la semi-brève ; invention du « mouvement artificiel », contrepied du « mouvement naturel » ; invention des quatre degrés de prolation (maximodus, modus, tempus, prolatio) et de la possibilité de rendre binaire ou ternaire chacun de ces degrés, indépendamment les uns des autres ; invention des signes de mesures (cercle, demi-cercle avec ou sans point en leur milieu pour le tempus ; carré avec deux ou trois traits en leur milieu pour le modus). Innovations déterminantes dans l’histoire de la notation.

Solmisation

En ce qui concerne la solmisation, les fragments de l’Ars nova n’en parlent que dans la première partie des exposés : ils sont donc très traditionnels (il est d’usage de rendre hommage à la tradition avant de proposer une nouveauté), excepté le chapitre consacré à la « musique fausse » (falsa musica). Ce terme, ainsi que ceux de musica ficta, coniunctae, solmisatione, apparaissent au XIVe siècle (on en trouve quelques occurrences à la fin du XIIIe siècle). Ce sont en réalité des synonymes (au moins à ses débuts pour la « solmisation »), expliquant les nouvelles pratiques du chant, intercalant au moins dix demi-tons dans la musica recta enseignée depuis Guido d’Arezzo. Ces dix demi-tons créent dix nouveaux hexacordes qui viennent s’ajouter aux sept hexacordes de la main guidonienne. Ce système de dix-sept hexacordes, expliqué et illustré en détails dans un manuscrit anonyme parisien de 1375 (manuscrit de Berkeley), perdure dans l’enseignement musical européen jusqu’au XVIe siècle.

Contrepoint

Le mot contrepoint apparait lui aussi au XIVe siècle, probablement pour la première fois sous la plume de Pierre « à la main oisive », en 1336 (date figurant dans l’explicit du manuscrit). Dans son abrégé, Pierre commence l’enseignement de la musique polyphonique mesurée (qu’il appelle « déchant mesurable ») par le « déchant simple ou point contre point » (discantus simplex sive punctum contra punctum), réalisé à partir des intervalles mélodiques du chant (cantus).

Ornementation

Après avoir passé en revue les six notes naturelles (ut, re, mi, fa, sol, la), les six espèces de déchant (unisson, tierce mineure, tierce majeure, quinte, sixte majeure, octave) et la nécessité de la « musique fausse » (falsa musica), il termine son exposé en présentant douze manières d’ajouter – selon les modes rythmiques de Philippe de Vitry – les fleurs de la musique mesurable (les ornements) à la partie supérieure du déchant simple. Fleurs à propos desquelles il écrit : « Tout comme nous voyons l’arbre, en été, orné et décoré de fleurs (…), de même tout déchant est orné et aussi décoré des fleurs de la musique mesurée. »
Le traité du « déchant mesurable » selon Pierre « à la main oisive » – un des plus importants du XIVe siècle – montre à l’évidence que la notation, la solmisation, le contrepoint et l’ornementation sont indissociables et indispensables à la composition et à l’interprétation musicales.

Informations

Dates

15 et16 octobre 2022

Horaires

  • Samedi 15 octobre : 15h-19h
  • Dimanche 16 octobre : 9h30-12h30 / 14h-17h

Lieu

Cité des Arts (Conservatoire régional), salle Arnaut de Mareuil, 13 avenue du Professeur Grasset, 34090 Montpellier.

Tarifs

  • Normal, frais pédagogiques : 180 € + 15 € d’adhésion au CIMM
  • Réduit, frais pédagogiques : 120 € + 5 € d’adhésion au CIMM
  • Étudiants du département Musique et Musicologie de l’université Montpellier 3 et élèves de la Cité des arts (CRR) de Montpellier 3M : exonérés des frais pédagogiques + 5 € d’adhésion au CIMM

Biographie

Titulaire d’un master de direction d’orchestre et d’un master de composition, David Chappuis s’est perfectionné auprès des compositeurs André-François Marescotti, Jean Balissat et Eric Gaudibert. En tant qu’interprète, il a été membre et a dirigé plusieurs orchestres et ensembles en Europe latine. En tant que compositeur, il a écrit des œuvres de musique de chambre, trois poèmes symphoniques, un concerto, un oratorio et un opéra. Actuellement, il partage ses activités entre la composition, l’interprétation, la recherche et l’enseignement (HEM de Genève et CNSMD de Lyon).